Vagues sous-marines, tsunamis, mascarets, eaux-mortes: les ondes solitaires
Les océans dissimulent dans leurs entrailles des ondes assimilables à des vagues qui feraient passer la plus grosse houle pour un vulgaire clapot. Ces vagues sous-marines pouvant atteindre jusque 300m de haut sont très fréquentes, quoiqu’indétectables à l’œil nu depuis la surface. Il s’agit de solitons, des ondes du type tsunamis ou mascarets, mais qu’on retrouve aussi dans le mystère de la navigation en « eaux-mortes » ou les nuages morning-glory.
Par Vincent Chanderot 2020 dans Wind mag
Les eaux dont les propriétés physiques diffèrent ont tendance à ne pas se mélanger. L’eau en surface est généralement plus chaude, moins dense et moins salée que celle située plus en profondeur. Il en résulte que l’océan est structuré en strates d’eaux se comportant comme des fluides différents (il est dit stratifié). Lorsque deux courants se rencontrent ou que la marée propulse une colonne d’eau sur un relief sous-marin, il ne s’y passe pas la même chose que dans un robinet mitigeur : il se crée des vagues sous la surface. Ces ondes dites « internes » se propagent environ 100 fois plus lentement que les ondes de surface, ce qui leur permet aussi d’entrer en résonnance avec l’onde de marée. En raison du très faible écart de densité entre les deux couches d’eau (eau douce : 1010 kg/m3, eau salée moyenne : 1020 kg/m3, les interactions sont très efficaces, il faut beaucoup moins d’énergie pour créer une vague interne qu’en surface (densité de l’air : 1,2 kg/m3), d’où leurs tailles démesurées. Pour mieux comprendre, imaginez devoir faire un tas de feuilles mortes avec un rateau (dense) ou en soufflant (peu dense) !
Des vagues, longues, hautes, lentes et puissantes
Les chercheurs de l’équipe de Thierry Dauxois (CNRS-ENS Lyon) ont observé et modélisé ces ondes sur le détroit de Luzon, un fameux spot entre Philippines et Taiwan. Les vagues internes formées par l’interaction de la marée et d’une chaine montagneuse immergée se déplacent à la manière d’un soliton. Cette onde solitaire a la possibilité de se propager sur des distances considérables en s’auto-entretenant. Elle crée un « puits depotentiel » dans l’eau, qui piège son énergie en l’empêchant de se disperser. Cette propriété du soliton permet également aux mascarets de remonter des dizaines de km dans les fleuves, ou aux raz-de-marée de traverser les océans sans perdre d’énergie.
Des vagues sans surf
Les ondes finissent tôt ou tard par se dissiper, mais elles peuvent rencontrer aussi les talus continentaux ou un relief sous-marin. Il se produit alors aussi un déferlement dans les profondeurs, plus lent que dans les vagues de surface, mais néanmoins puissant. Louis Gostiaux (CNRS-Centrale Lyon) a mesuré ces déferlantes sur le guyot Great Meteor, à l’ouest des Canaries : un rouleau d’une cinquantaine de mètres de hauteur y casse pendant une vingtaine de minutes toutes les 12h en lien avec le cycle de la marée. Selon certains chercheurs, ces déferlantes pourraient façonner les fonds marins en mettant en suspension les sédiments. Ce qui est en revanche certain, c’est l’importance de ces phénomènes pour le transport vertical de la chaleur, du sel et de l’oxygène. Il s’agit d’un mécanisme clé pour la compréhension du climat avec l’enfouissement en profondeur de la chaleur et du CO2 ponctionnés dans l’atmosphère.
Peu de signes en surface
La question subsidiaire pour nous waveriders est de savoir si ces ondes sous-marines influent sur la taille des vagues en surface : elle n’a pas encore de trouvé de réponse satisfaisante. D’après Louis Gostiaux, elles peuvent influer sur des vaguelettes mais pas sur la houle. La surface de l’océan est peu stratifiée justement à cause de la houle qui mélange tout sur 30m. Selon la Nasa, lorsque la vague interne s’incurve vers les profondeurs, l’eau qui la surplombe coule des crêtes vers les creux. Ce mouvement aurait tendance à friper la surface au-dessus des creux et à lisser celle à la verticale des crêtes, ce qui engendre des alternances d’eaux calmes et d’eaux agitées. Thierry Dauxois oppose cependant qu’une onde de 100m de haut en profondeur génère des perturbations de l’ordre de seulement 10cm en surface, ce qui les rend difficilement observables à l’œil nu depuis un kite, étant donné la longueur d’onde de ces vagues dépassant plusieurs centaines de mètres (leur période peut varier de quelques minutes à… 24h)
A Tarifa
Certains, dans le détroit de Gibraltar assimilent à tort des « raz-de-courant » (un bouillonnement accompagné de clapot souvent déferlant qui apparait sans signe précurseur au-dessus des hauts fonds) aux ondes internes.
D’autres évoquent un swell particulier pendant la « vaciante » (le jusant). Elles ne peuvent pas expliquer tous les phénomènes, mais il est vrai que les vagues internes sont présentes à Tarifa. Elles auraient d’ailleurs provoqué la collision d’un sous-marin russe contre un bateau en provoquant sa remontada impromptue. Le détroit de Gibraltar est un endroit exceptionnel : c’est un goulet entre l’Afrique et l’Europe. On y observe un puissant courant de surface d’origine atlantique surplombant un courant sortant d’eau méditerranéenne froide et salée. Mais ce goulet profond d’environ 1000m est en plus coupé par la montagne Camarinal Sill, qui émarge à -290m face au spot de Bolonia. L’eau salée est contrainte par le courant et les marées de remonter les flancs de ce relief, au-dessus duquel elle est confrontée à la masse d’eau atlantique qui la décapite et crée à son interface des vagues internes. On est loin des vagues sous-marines record de la mer de Tasman, hautes de 300m, elles atteignent néanmoins ici une bonne centaine de mètres d’amplitude.
Un effet étonnant de l’onde solitaire
Le phénomène dit d’eaux-mortes est capable de ralentir très fortement une carène dans des eaux très calmes. Pourquoi évoquer ça ici ? Parce que la « dead water » se produit aussi dans une mer stratifiée et qu’une vague interne de type soliton apparaît par résonance sous la surface. Dans des conditions très particulières d’épaisseur et de vitesse, avec une couche d’eau douce sur de l’eau salée, ou de l’eau surchauffée en surface par le soleil, on voit apparaître entre les strates cette onde de grande amplitude. En grandissant, elle rattrape la carène et provoque son ralentissement voire son arrêt jusqu’à ce qu’elle se brise, et cela de façon répétée. C’est une sorte d’anti-planning en l’absence de vague de sillage à surfer ! Ce phénomène, qui aurait été décrit dès l’antiquité (et la bataille navale d’Actium qui vit la défaite des flottes de Cléopâtre et Antoine face aux romains), pourrait aussi être une cause de noyade de très bons nageurs, par épuisement, dans des eaux extrêmement calmes.
La plus grande vague jamais surfée
Toutes ces vagues internes resteront vierges, cependant la plus grande vague jamais surfée est de nature tout à fait identique : il s’agit aussi d’un soliton. Il n’est pas question d’un tsunami (peu prévisible et vivement déconseillé), ni du mascaret du Quiantang (9m) ou d’Aragari (6m), mais d’un arcus. Un nuage en rouleau nommé Morning glory peut apparaître pendant le printemps austral dans le golfe de Carpentarie, en Australie, lorsque les alizés faiblissants rencontrent la brise de mer au-dessus du cap York. Il s’agirait là encore d’une différence de densité entre des couches de l’atmosphère qui roulent une saucisse géante de 1 000 km de long et 1 000m de haut. Elle déboule à 60 km/h toute seule ou avec quelques comparses sur des centaines de kilomètres pour offrir un kiff absolu à quelques deltaplanes ou planeurs, eux aussi, big-soliton surfers.