Parmi les plaies qui s’abattent sur les Antilles (le retour des sargasses, la ciguatera), on commence à reparler de la plus dangereuse, cette fois d’origine humaine garantie: la chlordécone. Ce pesticide très toxique contamine les terres, les mers et les hommes et fait l’objet d’un vrai scandale. Par Vincent Chanderot dans WIND mag, 2018
On n’avait pas trouvé plus performant que le Kepone ou Chlordécone, de l’américain Allied Chemicals contre le charançon du bananier, dont la larve se nourrit des racines. Cet insecticide fut utilisé en massivement pendant 20 ans jusqu’à son interdiction en 1993 dans les plantations industrielles de Martinique et de Guadeloupe. La molécule, très stable, était vantée pour son action longue durée et pour cause: elle n’est pas biodégradable et elle est toujours là. Elle s’est concentrée dans les sols, dans les plantes et les rivières et finalement en mer. Sa longévité implique une bioaccumulation permanente tout du long de la chaîne alimentaire et en particulier chez les animaux carnivores.
De la terre à la mer
L’insecticide pénètre le corps par voie alimentaire. En consommant des légumes tels que patate douce, igname, carottes poussant sur les sols contaminés. Mais aussi les animaux brouteurs, les poulets, les oeufs, les poissons. Des dizaines de milliers d’hectares ont été contaminés par 300 tonnes de Képone. Les cours d’eaux contaminés par le ruissellement ont condamné les élevages de crevettes ouassou, et la pêche en rivière est interdite en Martinique et sur Basse-Terre. La bande côtière aussi est contaminée, notamment la vase des estuaires qui libéreront le pesticide à chaque tempête pendant des générations. Les poissons peuvent aussi accumuler de grandes quantités du poison. Cela a justifié l’interdiction de la pêche sur les rives au vent de la Soufrière et de la Montagne Pelée (grosso modo de la pointe Macouba à Cap Est et dans la baie de Fort-de-France). N’allez pas chasser la langouste après votre session! L’impact de la molécule sur la vie des poissons n’a pas été étudié, cependant il n’y a pas de risque signalé pour la pratique occasionnelle et même intensive du windsurf ou des sports aquatiques.
Tous concernés
La quasi totalité de la population martiniquaise et guadeloupéenne présente une contamination à la chlordécone. La molécule organochlorée est biomimétique, elle se fait passer pour une hormone auprès du corps, il s’agit d’un perturbateur endocrinien. Son impact continue de faire l’objet d’études, mais les premières sont édifiantes: la chlordecone nuit au développement moteur et cognitif des nourrissons (baisse du QI, de la curiosité, de la motricité fine) provoque des troubles neurologiques et spermatogeniques chez les adultes et est fortement liée au développement de cancers. La Guadeloupe déplore le record mondial de cancer de la prostate: ils y sont deux fois plus nombreux et deux fois plus mortels qu’en métropole. Et tout particulièrement chez les hommes noirs avec antécédents familiaux ayant séjourné dans des pays fortement industrialisés (x5), faut-il y voir la manifestation d’un effet cocktail? Les populations soumises en permanence à la molécule entretiennent leur contamination, elle est toutefois lentement réversible à condition de ne plus en ingérer, c’est aussi la raison pour laquelle apparaît ce mois-ci un label agricole garanti sans chlordecone. Les ouvriers de l’usine fabriquant le Kepone à Hopewell (USA) développèrent de très sévères troubles neurologiques et testiculaires, de la motricité, de l’humeur, de l’élocution et de la mémoire immédiate, ainsi que des mouvements des yeux anarchiques inquiétants lors d’un incident en 1975. Les effets disparurent finalement, après que leur corps eut éliminé la chlordecone à laquelle ils ne furent plus exposés, et pour cause: suite à cet évènement et à la pollution majeure infligée à la rivière jouxtant l’usine, les USA bannirent totalement cette molécule en 1977.
La République Bananière Française
C’est là que l’histoire devient cocasse et pourra évoquer les innombrables cas récents tels que le glyphosate du roundup ou les nitrites du jambon. La toxicité du chlordecone a été identifiée très tôt: elle était connue avant même son autorisation en France par Jacques Chirac en 1972, ce qui lui avait valu d’être rejetée par le bureau des toxiques lors des premières tentatives d’introduction. Il aura fallu attendre 1993, soit 16 ans, pour que la France suivre l’exemple américain et interdise définitivement la molécule, non sans avoir multiplié les dérogations alors que des alternatives étaient connues. L’entreprise Laguarrigue, acquéreur du brevet après son interdiction aux USA, a en effet obtenu d’écouler ses stocks (mais continua d’importer la molécule après l’interdiction). Le DG de cette entreprise, Yves Halot, issu d’une des familles béké les plus puissantes de Martinique était par ailleurs le patron du syndicat de l’industrie bananière, la branche agricole qui phagocyte la plupart des subventions pour la bonne raison qu’il s’agit d’une culture d’exportation qui remplit les cargos que son frère Bernard décharge de marchandises pour ses supermarchés et ses concessions automobiles. Faut-t-il voir dans l’inertie française encore un cadeau aux lobbys et aux « premiers de cordée » au détriment de la santé des lampistes et des « sans-dents »? L’affaire n’est pas terminée et a même été relancée suite à quelques cachotteries. En effet la très libérale Commission Européenne a discrètement relevé les seuils de contamination aux pesticides (la LMR) dans les viandes en 2013: la concentration en chlordécone autorisée dans la volaille peut être multipliée par 10 (200 µg/kg), ce qui suscite l’incompréhension de nombreux scientifiques et la colère des antillais. Comment peut-on justifier d’augmenter dans notre nourriture dans de telles proportions la teneur d’un poison, dont on sait en plus qu’il peut s’accumuler? Comment ne pas penser alors que la commission et le ministre Stephane Travert ont une fois encore cédé au chant des sirènes du lobby agricole, en permettant la relance de l’activité de quelques adhérents de la fnsea qui n’auraient pas consenti l’effort sanitaire auquel d’autres se sont astreints? Un syndicat de l’Agence Régionale de Santé martiniquaise s’est fendu cet hiver d’une lettre ouverte afin de dénoncer « les pressions subies par les agents pour limiter l’information du public au strict minimum et la mise à l’écart du personnel chargé du dossier chlordecone». On a en effet découvert récemment des eaux du robinet contaminées sans en prévenir outre mesure la population. Ces défaillances inspirent là bas et ailleurs une défiance envers les administrations et la politique libérale, qui persistent à privilégier l’industrie au détriment des humains, de l’environnement et de l’intérêt collectif. Make our planet great again?