Entre Nazaré, ridée l’an et Belharra tentée cet hiver, quels nouveaux défis reste-t-il aux big wave riders? Peut-être les Rogue Waves (ou freak waves), les vagues scélérates, parviennent-t-elles à les faire saliver? Ces vagues décrites comme des murs d’eaux dévastateurs, à l’origine de centaines de naufrages, sont des anomalies qu’on peut retrouver dans toutes les mers du globe, bien plus souvent qu’on aurait pu le penser. Par Vincent Chanderot dans Wind mag
Jamais, Ô grand jamais on ne parle de lapin à bord d’un bateau, mais pas beaucoup plus des vagues scélérates. Est-ce parce que les témoignages et le cinéma ont fixé des images cauchemardesques dans l’imaginaire collectif ? Tout comme une collision nocturne avec un ofni, les chances de rencontrer une énorme vague scélérate sont faibles, on fait donc comme si de rien n’était, mais elles ne sont cependant pas si rares. Pendant longtemps, nul n’a accordé de crédit aux hurluberlus qui rapportaient des vagues dantesques surgies de nulle part. Il a pourtant fallu se plier aux mesures scientifiques qui se sont multipliées à partir de 1995. En effet, la vague scélérate est une « invention » toute récente, et si auparavant il était question de très grosses vagues exceptionnelles, on parle aujourd’hui d’anomalies statistiques. Densification du trafic maritime oblige, on les observe de plus en plus, mais certains prétendent y voir aussi une signature des modifications du climat.
Deux à trois fois plus grosse
La hauteur significative (Hs) des vagues s’obtient en faisant la moyenne des 30% les plus grosses. Par définition une vague scélérate se veut au moins deux fois plus haute que Hs. Pourquoi deux fois ? Parce qu’à partir de ce rapport, on observe un décrochement de la distribution statistique de Rayleigh, ce qui en fait une anomalie rare. Cela signifie aussi qu’une vague scélérate n’est pas forcément monstrueuse, puisqu’on pourrait qualifier ainsi une vague de 80 cm dans une mer de Hs 30 cm.
Les descriptions qu’en font ceux qui ont affronté les plus grosses rapportent des vagues rapides, dont la pente est beaucoup plus accentuée que la moyenne et évoluant parfois sur un axe différent, de parfois 30-40°. Ces éléments en font une vague difficile à prendre au surf et peuvent expliquer l’issue de certaines rencontres : proues enfoncées, coques défoncées, bateaux coulés ou retournés quand elle déferle dans le travers. Des témoignages indiquent parfois une vague relativement étroite (comme ces deux navires militaires distants de 2 milles dont l’un n’a rien remarqué) quand d’autres décrivent un front de vague s’étendant à perte de vue. Ainsi le capitaine anglais du Queen Elizabeth2 raconte avoir vu se dresser devant lui un mur d’eau de 30m : « J’ai cru faire route droit sur les falaises de Douvres ».
Un peu de prise de tête
Ces vagues peuvent être observées dans tous les états de mer (calme ou tempête), dans tous les océans du globe, comme dans les mers fermées, que ce soit au large ou sur les côtes. La multitude de conditions d’apparition des vagues scélérates laisse augurer qu’elles relèvent d’un mécanisme complexe. On soupçonne en fait plusieurs mécanismes possibles et même des combinaisons de mécanismes, puisque beaucoup d’accidents se sont produits dans des mers croisées, composées de plusieurs systèmes de vagues différents.
1. Une confrontation de la houle et du courant peut générer des vagues scélérates en les focalisant sur un endroit. Le courant Sud-Africain des aiguilles est à l’origine d’une mer déchaînée, fameuse pour ses nombreuses vagues scélérates, quand il rencontre de face les trains de houle d’ouest de l’atlantique sud.
2. Lorsque des vagues longues (rapides) sont créées à l’arrière de houles courtes (plus lentes), elles peuvent rattraper les premières et la superposition de toutes ces ondes, lorsqu’elles sont en phase au même endroit, peut former une vague géante. On parle ici de focalisation dispersive. La durée de vie de cette vague est très limitée, car les ondes qui la forment continuent leur vie comme si de rien n’était et lorsqu’elles se déphasent, la vague redevient normale si elle n’a pas déferlé. D’après le spécialiste de ces phénomènes à l’Institut Méditerranéen d’Océanologie de Toulon, Julien Touboul, elles survivraient en moyenne sur vingt à trente périodes et parfois le double lorsqu’il y a du vent.
3. Le mécanisme dit d’instabilité modulationnelle veut que les ondes sinusoïdales des vagues soient instables aux perturbations. On observe alors au cours de la propagation de la houle un transfert d’énergie entre vagues voisines. L’amplitude des ondes sera modulée vers un minimum dans les vagues qui entourent celles dont l’amplitude sera modulée au maximum et qui pourront donner des vagues extrêmes. En d’autres termes, les vagues du milieu de la série grandissent en captant l’énergie de celles qui les entourent. (fig 6)
4. La théorie des rayons (ou focalisation géométrique) propose que les fonds marins et les courants canalisent la houle dans des lignes de propagation en modifiant sa vitesse, sa direction et sa hauteur, de sorte qu’elles puissent se croiser en des points, les caustiques, où se concentre l’énergie de la houle de façon anormale. (fig4)
Que faire en windsurf ?
Les observations montrent que le seuil de la vague scélérate 2Hs est atteint beaucoup plus souvent que ne le prévoit la théorie (jusque cent fois plus, dans les canaux expérimentaux à vagues). Cependant, pour qui voudrait rider une scélérate géante, la waiting period risquerait de s’éterniser, car le phénomène imprévisible demeure très bref et très rare pour un point donné du globe. Ajoutons qu’avec des conditions de vents à tendance onshore, le rider risquerait de se trouver fort dépourvu au pied du mur complètement déventé. De surcroît, les plus grosses vagues semblent s’amplifier lorsque le vent mollit et qu’il cesse de dissiper l’énergie en créant des moutons. Si d’aventure vous deviez voir approcher au loin un mur d’eau et que vous changiez finalement d’avis, sachez que si vous êtes manœuvrant avec de la vitesse, vous aurez des chances d’en réchapper en vous mettant immédiatement en fuite, car le phénomène ne subsiste rarement plus de 1 ou 2 km et ne déferle pas forcément. Pour espérer prendre une vague de 25m, mieux vaut donc passer l’hiver à Nazaré ou sur le North Shore, même s’il existe maintenant un service de prévision des états de mer et des risques maritimes estimant en temps réel les risques de vagues extrêmes et scélérates (Savas, sur abonnement 100 000€ !).
Tous Freaky riders
Les vagues scélérates sont partout, et logiquement sur votre spot aussi. Quand vous lisez que Thomas Traversa a pris deux énormes vagues en toute une journée, il est possible qu’il s’agisse de freak waves, qui n’aurait peut-être pas eu le temps de développer jusque 2Hs parce qu’elles ont déferlé en raison de la profondeur des fonds. De la même façon, un motif assez classique d’une série de 7-8 vagues avec deux bien plus grosses est typique du mécanisme d’instabilité modulationnelle qui donne naissance aux vagues scélérates. Nous avons donc tous déjà probablement pris une vague scélérate. Nous sommes tous des héros.