Science et conscience de la Marée : La comprendre pour mieux naviguer

Nous ne sommes pas égaux face à la marée. Certains peuvent ignorer jusque son existence, quand pour d’autres, il est inenvisageable de partir en session sans consulter l’annuaire. Elle est source de contraintes, mais aussi de surprises. Il y a tout à gagner à mieux l’étudier, à s’en émerveiller aussi, car sa connaissance est gage de sécurité et de compréhension des spots. La marée est une science complexe, qui dévoile nombre d’aspects fascinants, notamment au globe-trotteur qui daignera l’observer. Par Vincent Chanderot, 2022, KITEBOARDER 129, WIND

Pour les méditerran­éens qui nous lisent : oui, vous subissez aussi la marée en mare nostrum. Et plus qu’on ne le croit. Le marnage, en particulier en zone montagneuse, est parfois imperceptible et peut se confondre avec les variations de niveau dues aux champs de pression (plus ou moins 20 à 30 cm avec un anticyclone fort ou une dépression très creuse), cependant elle a de quoi déstabiliser sur certains spots. Sur l’ile tunisienne de Djerba, la mer peut découvrir plusieurs centaines de mètres avec jusque 1m90 de marnage.

L’Acqua Alta, qui inonde Venise régulièrement est bien un phénomène de grande marée, couplé à une dépression centrée sur le golfe de gènes. Ces deux sites, exceptionnels, montrent qu’une mer fermée peut aussi observer des marées, pour peu que deux conditions y soient réunies : un plateau continental et une baie encaissée.

Causez-vous marée ?

PM : pleine mer = marée haute

BM : basse mer = marée basse

VE : Vives-eaux = gros coeff

ME : Mortes-eaux = petit coeff

Flot = flux = montant

Jusant = reflux = descendant

Etale : moment où la hauteur d’eau ne varie plus

Renverse : moment où les courants s’inversent

Marnage : amplitude de la marée

Tidal : adjectif relatif aux marée

Pourquoi connaître la marée ?

Les raisons sont nombreuses. Certains spots deviennent inaccessibles autour de la pleine mer (PM). Soit parce que la plage disparaît sous les eaux, soit parce que le plan d’eau devient infréquentable. Il ne reste plus rien de la plage de la côte des Basques à Biarritz pendant la marée haute. Par marée basse (BM), il faut parfois marcher plusieurs centaines de mètres pour se mettre à l’eau dans la Manche, tandis que sur d’autres spots la faible hauteur d’eau offre un inside (la zone post-déferlement) plus raisonnable quand c’est bien gros. La marée montante (le flot) peut surprendre celui qui laisse toujours traîner son matos sur l’estran, tandis que le jusant (la marée descendante) expose ailerons et foils à de nouveaux obstacles dissimulés pendant la PM : rochers, algues, parcs à huitres, mouillages…

Parfois des centaines de mètres à parcourir à la marée basse ( (c) Marie Goasdoué)

Rider plus en sécurité

Le courant de marée peut s’avérer très important à certaines heures, au point de nous faire dériver irrémédiablement, de surcroît par fort coefficient (Vives-eaux, VE), où une masse d’eau supérieure est déplacée en un temps identique. Il est prudent de s’y intéresser en débarquant sur un nouveau spot, puisque chacun a ses particularités. Les courants tidaux s’établissent souvent parallèlement à la berge, cela dépend toutefois du profil de la côte et des fonds. Connaître l’heure de la renverse permet de choisir la zone de navigation la plus sûre : celle en amont du courant qui vous ramène à bon port, en cas de pépin ou de grosse molle. Nous naviguons beaucoup plus vite que les courants de marée, mais ils peuvent nous mettre en difficulté lorsque le vent baisse. Les secours ne comptent plus les kiteurs récupérés au large, piégés par ce courant de reflux et incapables de lutter contre lui à la nage. Quand vous réalisez que le courant se renforce et qu’il vous sera difficile de regagner la plage, il est souvent déjà trop tard. Sa puissance ira crescendo jusqu’à la mi-marée et s’inversera seulement après l’étale.

La règle des douzièmes

Les mouvements d’eau suivent la règle des douzièmes : Divisez le marnage par 12. La marée évolue de 1/12ème de sa hauteur pendant la 1ère heure avant et après l’étale, puis s’accélère à 2/12ème la 2ème heure et enfin 3/12ème les 3ème et 4ème heures. Avant de ralentir : 2/12ème la 5ème heure et 1/12ème la 6ème. Souvenez-vous enfin que les courants sont plus puissants devant les pointes, les étranglements et dans les chenaux profonds. Ils sont en revanche plus faibles au ras des côtes et il est même très souvent possible d’exploiter des contre-courants en faisant du rase-cailloux.

Le courant de marée de Skookumshuck Narrows (c) Erin Cassano

A l’origine des courants les plus puissants

Le courant tidal le plus puissant sur les côtes françaises peut atteindre 9 nœuds, c’est la jument, dans le golfe du Morbihan (cette zone est interdite aux kites). Le Raz Blanchard est plus puissant, jusque 12 nœuds, mais il se trouve au large, entre la pointe de la Hague et l’ile d’Aurigny. La navigation vent contre courant y est vite impossible, il lève un clapot infernal, mais il existe des endroits plus hostiles encore : ce sont de véritables rapides qui apparaissent à Skookumchuck Narrows, près de Vancouver, avec jusque 17,5 nœuds. A Saltstraumen, en Norvège, lorsque le courant pousse à… 22 nœuds, se forme un Maelstrom. Des énormes tourbillons, larges de dizaines de mètres, où le kiteur le plus fada ne s’aventurerait pas.

Dans le Saltstraumen (c) Tore-Schoning-Olsen

La bonne marée pour une bonne session

De l’état de la marée dépend la qualité des vagues. Le déferlement de la houle étant lié à la hauteur d’eau, certains spots peuvent ne s’avérer bons qu’autour de la marée basse, quand d’autres y sont indifférents. Une jolie vague de reef à la BM, bien creusée par un courant sortant peut complètement disparaître à la PM. Le déferlement peut aussi subir l’influence de la marée comme sur les bancs de sables obliques de type Lacanau : de la mi-marée descendante à la BM, on observe une longue droite alors que du milieu du flot jusqu’à la PM apparaît une gauche.

Un gentil Shore-break à marée-haute (c) DR

La PM est souvent associée au shore break, lequel vient se fracasser sur les plages dont le profil est pentu comme dans le Sud-Ouest et à Waimea, où il peut atteindre 5m ! Il est en réalité plus question de hauteur d’eau que d’heure de marée : par très grand coefficient, les fonds qui provoquent le déferlement du rouleau de bord peut très bien être atteinte beaucoup plus tôt. Et inversement, par mortes-eaux, la PM peut ne pas produire de shorebreak si elle n’atteint pas ce talus. Selon la configuration de la plage, on peut aussi observer un shore break à la BM…

Enfin, dans un autre domaine, connaître l’état de la marée permet de visualiser le vent apparent-courant. Utile pour choisir le bord le plus favorable afin de passer la barre et atteindre le large par vent onshore : c’est celui contre le courant qui bénéficie de l’adonnante.

L’éternel débat sur l’arrivée du vent

L’influence de la marée sur le vent ne fait consensus ni auprès des marins, ni dans la science. Les cas de fraîchissement du vent avec le montant, quoique souvent avérés, ne se produisent pas toujours et pas partout, ce qui ne permet pas d’en faire une règle de la navigation universelle. L’état de la marée est néanmoins un des paramètres à prendre en compte pour la mise en place de la brise de mer, en raison de l’apport d’eau fraîche du large. Ce flux accentue le gradient de température, aussi, une marée basse vers 12-13 h peut favoriser (avec d’autres paramètres) l’apparition de la brise avec le montant, tandis qu’une pleine mer du matin n’y contribuera pas.

Comprendre les marées

La marée est un effet de l’attraction gravitationnelle et de la force centrifuge de la Lune (pour 2/3) et du Soleil (pour 1/3) sur les océans. Ces forces provoquent la formation de deux sortes de bourrelets d’eau, l’un toujours orienté vers la Lune et le second aux antipodes du premier. C’est la composante semi-diurne de la marée : le globe terrestre tourne sous ces deux bourrelets fixes d’une trentaine de centimètres. Un point sur la planète traverse donc deux marées hautes par jour ou presque. Il existe en réalité un léger décalage, car pendant que la Terre fait un tour sur elle-même, la Lune se décale aussi dans le ciel, de 1/28ème de son orbite. La Lune se retrouve donc exactement au-dessus du même point un peu plus tard : en 24h50’28”. Voici pourquoi la marée se décale chaque jour de 50 minutes. La Lune ne se situant la plupart du temps pas à la verticale de l’équateur (son orbite est inclinée d’environ 5°8’ sur l’écliptique, sa déclinaison oscille entre 18° et 28°), les deux bourrelets sont répartis en diagonale sur la Terre.

Cela génère pour beaucoup d’endroits une hauteur d’eau différente au passage de chacun des bourrelets. Selon la position sur le méridien, les pleines-mers sont alternativement forte et faible, ce qu’on désigne comme la composante diurne de la marée. Tout cela est théorique et dépendant de beaucoup d’autres facteurs, mais chez nous, cette composante est faible.

La différence entre la PM du matin et celle du soir est mineure. En de rares endroits, elle peut être suffisamment importante pour faire disparaître la seconde marée haute : sur les spots de Perth en Australie, la marée est franchement diurne, il n’y a qu’une PM et BM par jour. Sur beaucoup d’autres spots, elle est mixte, tantôt diurne tantôt semi-diurne, voire « semi-diurne avec une inégalité diurne » (à Hawaii, Bonaire ou Gruissan…), c’est-à-dire qu’entre la marée haute et la basse apparaît une mini oscillation. L’étude des marégrammes montre bien que, quoique universel, le phénomène est sous forte influence locale.

L’onde de marée est en fait composée de la somme de nombreuses mini-marées d’importance et de période différentes (mensuelle, hebdomadaire, diurne, semi-diurne, tiers/quart/sixième-diurne, etc…) nommées harmoniques. Le calcul de la marée à Brest fait la somme de 105 harmoniques, dont les plus faibles ont à peine 1 mm d’amplitude.

Un phénomène universel très local

L’image théorique des bourrelets tournants sur le globe n’est en réalité pas observable, en raison des continents qui leur font obstacle. Les marées fonctionnent par conséquent indépendamment dans chaque océan. Plutôt qu’une vague qui balaie l’océan d’une rive à l’autre, la marée y est une onde tournant comme les aiguilles d’une montre autour de points fixes, appelés points amphidromiques où l’amplitude est nulle. Trois de ces points existent en mer du Nord et l’amphidrome qui nous concerne dans l’Atlantique Nord se situe à proximité de Terre-Neuve.

Amphidromes et Amplitudes de marées

Cette grande distance est à l’origine de « l’âge de la marée » c’est-à-dire du décalage d’au moins 36 heures observé en France entre la phase de Lune et la marée correspondante (jusque 50h à Dunkerque). En effet, les habitués des calendriers auront noté que les gros coefficients apparaissent toujours un jour et demi après les pleines et nouvelles Lunes sur la côte atlantique, alors que c’est pile au moment de ces phases, dites « syzigies », que l’alignement Lune-Terre-Soleil génère le maximum de force de marée.

Des marées de folie, une folie de complication

Le Golfe de Gascogne et la Manche se côtoient, pourtant leurs marées suivent des modèles très différents. Du Pays Basque à la Bretagne, l’amplitude de la marée est moyenne et grosso-modo identique pour tous les spots. L’heure de la marée varie aussi très peu entre les ports, à trente minutes près. Les grandes profondeurs permettent à l’onde tidale de débouler sur toutes ces côtes sans entraves au même moment. La Manche, quant à elle, est un entonnoir peu profond. L’onde y est freinée par la faible bathymétrie, ce qui provoque une amplification de sa hauteur, exactement comme cela se produit pour l’onde de la houle lorsqu’elle forme des vagues. Le ralentissement de l’onde est aussi exacerbé par le rétrécissement du passage le long d’une côte découpée et anguleuse qui génère de la résonnance : les ondes rebondissent et s’additionnent pour offrir à la baie du Mont Saint-Michel des marnages proches des records de la baie de Fundy au Canada, avec 14,15m à l’équinoxe de printemps. La Manche entière n’est cependant pas toute soumise à ces amplitudes extravagantes : la rive anglaise subit des marées beaucoup plus faibles grâce à la force de Coriolis…

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En Manche

Cette force, qui dévie ici tout courant sur sa droite, provoque avec le courant montant (vers le NE) une accumulation d’eau sur les côtes françaises. Au descendant (vers le SW) le courant toujours porté sur sa droite, est propulsé vers les côtes anglaises. Par conséquent en France, il arrive beaucoup d’eau au flot et il en part beaucoup au jusant. L’amplitude est importante, tandis les mouvements d’eaux sont plus réduits en perfide-Albion avec une marée inférieure à 2m : il y vient peu d’eau au montant, il en part peu au descendant. D’ailleurs l’amphidrome de la manche est situé aux abords de l’ile de Wight… sur le plancher des vaches! Le point sans marées en Manche n’existe donc pas, il est virtuel.

Le ralentissement de l’onde de marée par les côtes et les fonds amplifient donc la marée mais la retardent évidemment aussi. Le phénomène nommé « établissement » est le décalage de la marée par rapport au passage de la Lune au zénith. Ce retard augmente au fur et à mesure qu’on se décale vers les spots du Nord. Il est d’environ 4 heures dans tout le Golfe de Gascogne, mais évolue très rapidement le long des côtes de la manche : 4h à la pointe de Corsen, 11h au cap Gris-Nez. Quand la marée est haute à un bout de la Manche, elle est basse à l’autre : la mer est en pente ! D’où l’idée émise par certains que la manche ne subirait pas de vraies marées, juste des courants très importants.

Les spécialités bien de chez nous

En France métropolitaine, la marée, pour peu qu’on ne bouge pas de son spot est relativement simple à assimiler, avec un régime semi-diurne qui présente une marée toutes les 6h12’30‘’. On est loin de la complexité de la pointe de Puerto-Rico, où à droite il y a une marée par jour et deux à gauche. Nous avons pourtant quelques originalités locales.

Sur des secteurs restreints de fond de baie en Pays-de-Loire (par mortes-eaux) ou entre Le Havre et Deauville (par vives-eaux), on peut observer des étales de PM durant plusieurs heures. C’est la « tenue du plein », due à une onde secondaire de marée qui succède à la première. Elle permet de naviguer avec des courants réduits et du fond pendant trois heures.

Dans la manche et plus particulièrement dans le Pas-de Calais, le montant est beaucoup plus court que le jusant. L’onde est davantage ralentie pendant la BM que pendant la PM, car avec moins de profondeur il y a plus de « frottements ». Le marégramme de Calais présente une dissymétrie flagrante : cinq heures de flot puis sept heures trente de jusant.

Les courants de baïnes ne sont pas vraiment dus à la marée, on en observe d’ailleurs aussi sur des spots sans marée. Cependant la hauteur d’eau fait office d’interrupteur : les baïnes ont besoin que l’eau déferle par-dessus la barre sans pouvoir la franchir en retour pour créer un vortex. Elles fonctionnent par conséquent au montant comme au descendant, mais uniquement entre la BM et la mi-marée. Au-delà, lorsque l’eau n’est plus obligée de sortir par la passe, le phénomène disparaît. A contrario, les grandes bassines, les flaques et les lagunes sont totalement corrélées à la marée.

La marée peut créer des bassines ou des lagunes (c) Mark Graaf

Ne pas confondre l’étale et la renverse

On observe sur les spots de Manche et de Mer du Nord un décalage allant jusque 3 heures entre l’étale de la marée et la renverse : le courant est maximal pendant les PM et BM alors qu’on pourrait s’attendre à ce qu’il soit nul. Sur le spot de Kerpenhir, à l’entrée du golfe du Morbihan, le jusant a 1h de retard sur l’étale de PM et le courant continue de sortir jusque 2h après la BM. Concrètement, cela signifie que vous ne voyez plus la hauteur d’eau évoluer, tandis que persiste le courant, qui finit de remplir ou de vider les tréfonds de la « petite mer ». Il est intéressant de tenir compte de ces décalages, car cette dérive latérale impacte positivement ou négativement de quelques noeuds la force du vent apparent selon qu’on doive naviguer vent-contre-courant ou vent dans-le-courant.

Ca descend alors que à quelques centaines de metres, ca peut déjà monter

Sur les embouchures de golfes fermés ou de baies constellées d’îlots, sur les passes de lagunes ou les estuaires, le jusant vous sort directement au large. Dans les spots de ce type tels que le golfe, le bassin d’Arcachon, le Letty ou par exemple la Gironde, l’annuaire ou le marégraphe sont toujours utiles pour connaître la hauteur d’eau et les conditions de surf. Cependant l’heure de la renverse est plus utile pour nos faibles tirants-d’eau, afin de composer avec les courants et pour la sécurité. Elle s’observe avec l’expérience du spot, mais peut être aussi trouvée dans les tables de courants de marée (guide côtier, documents Shom), les cartouches des cartes marines ou encore les applis de courantologie (dont Juzzy, Maxsea, Navionics, etc). On évitera avec cette information de se retrouver contré si le vent devait baisser, ou pire, de passer la nuit au large à la dérive, en particulier lorsqu’un goulet accélère le flux, le fameux Riptide.

Lire aussi l’article sur les courants d’arrachement : ” à l’arrache dans les baïnes

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