Le Giec s’alarme des modes de vie qui se refusent à changer. Nous n’aurions que trois ans pour inverser la trajectoire. Beaucoup de produits et services s’affichent pourtant « neutres en carbone » et laissent entendre qu’acheter plein de matos ou partir l’utiliser au bout du monde serait désormais sans effet sur le climat. Le kite-business surfe aussi la vague écolo : on lit partout la conscience des marques de l’urgence à soigner le climat, les océans et la nature. Les technologies disruptives sont néanmoins très rares dans l’industrie, c’est surtout cette stratégie de neutralité carbone par compensation qui semble émerger. Peut-t-on s’en contenter ?
Par Vincent Chanderot, 2019 dans Wind et Kiteboarder 129
Comment des acteurs majeurs du kite parviennent-t-ils à être neutre carbone en dépit de toute la chimie et des transports qu’ils déploient, alors que les matériaux biosourcés peinent à s’imposer ? La vedette écolo incontestée des marques ou des compagnies aériennes est l’achat de crédits carbone afin de compenser les émissions. La route est longue et difficile, mais on se prend à espérer que ces voies, les plus faciles à mettre en place, marquent enfin le début de vraies démarches environnementales.
La stratégie de compensation
On peut bien parler d’une stratégie pour la compensation volontaire des émissions de CO2. Une stratégie environnementale mais aussi marketing. Les quotas de carbone (les « permis de polluer ») ne s’imposent qu’à certaines branches industrielles. Dans la glisse, la mode ou le tourisme, on parle d’une compensation volontaire, motivée par une conscience écolo ou encore une demande du marché.
Pour neutraliser des émissions de CO2, il faut réaliser un Bilan Carbone. Il permet d’identifier les leviers les plus efficaces de réduction des émissions. Celles « incompressibles » que ne peuvent réduire la technologie, l’organisation ou le modèle économique sont ensuite compensées. La première méthode consiste à créer des « puits de carbone » : le plus souvent une plantation d’arbres. La seconde finance des projets bas-carbone qui permettront d’éviter des émissions dans les pays en développement. Il pourra s’agir de centrales hydroélectriques, de rénovation énergétique ou encore de la fourniture de cuiseurs à haute efficacité aux populations afin qu’elles coupent moins la forêt. Tous ces projets ne sont pas forcément très écologiques, c’est le seul bénéfice CO2 qui est comptabilisé.
Mesurer, réduire et compenser dans la vraie vie
Ce triptyque souffre d’une zone de flou en raison de l’absence d’encadrement lié à sa démarche volontaire. Le périmètre pris en compte est laissé à la discrétion de l’entreprise et n’est quasiment jamais détaillé au public : une marque de kite pourrait revendiquer une neutralité en compensant toute sa conception, production et expédition, tandis qu’une autre pourrait communiquer dans les mêmes termes sur la neutralité son seul siège social (et ce serait écrit en tout petit) ou ne compterait pas la barre ou le transport. Par ailleurs, les Bilans carbone n’étant pas contrôlés, ce sont parfois des stagiaires livrés à eux-mêmes qui s’y collent chez ceux qui le font par opportunisme, ils souffrent alors de profondes lacunes. On retrouve en général, chez ce type d’entreprises, quelques réductions d’émissions marginales obtenues par des actions symboliques. Elles s’abstiennent de questionner le business as usual et, puisqu’elles ne sont pas tenues de s’inscrire dans la continuité, une marque peut tripler ses émissions chaque année et se revendiquer malgré tout neutre carbone.
Le prix du carbone
La fibre de carbone, vous le savez, est chère, mais le dioxyde de carbone, lui, ne vaut quasiment rien. Le prix de marché trop bas n’encourage pas les industries à faire des efforts. Dans le cas de la compensation volontaire qui nous intéresse, les opérateurs proposent des prix très variables, fonction des coûts de mise en œuvre et de la rétribution des intermédiaires. Puisque la démarche est volontaire, elle est libre et rien n’empêche le Pdg de planter des arbres dans son jardin pour revendiquer la neutralité de ses produits. C’est afin d’éviter ce genre de situation et de rassurer les parties-prenantes que sont apparues des certifications, très exigeantes, du type Gold standard.
Mécanisme utile mais controversé
La compensation du CO2 émis pour la fabrication d’une planche ou pour un voyage en avion est néanmoins une démarche dont on ne devrait pas se passer dans la transition sociétale. C’est devenu un marché sérieux et utile pour un co-développement propre. Il lui faut encore surmonter ces écueils majeurs :
- Le CO2 est déjà dans l’air, tandis que sa compensation prendra du temps. Or il est urgentissime de réduire la teneur en gaz à effet de serre. Il faudra des années à une bouture avant qu’elle ne parvienne à séquestrer une tonne nette de carbone… si tout se passe bien !
- Rien ne garantit que certains projets pourront arriver à leur terme : les gens qui se voient confier un four solaire peuvent retourner au charbon, les arbres plantés peuvent ne pas survivre et se muer en sources de carbone.
- Avec les changements climatiques (sécheresses à répétition, incendies, tempêtes, maladies), de très nombreuses forêts meurent, aussi il est primordial que les lieux et les essences soient choisis avec rigueur au regard de ces bouleversements.
- Les projets de reforestation ne sont pas souvent des régénérations de forêts, il peut aussi s’agir de vulgaires plantations de champs d’arbres, monospécifiques, extrêmement pauvres en biodiversité et voués à être exploités. C’est absolument incomparable à un écosystème forestier.
- Certains opérateurs exproprient, volent et oppressent les populations locales pour les implanter. Il faut être très vigilant sur ces points, car le business corrompt tout.
- Afin d’atteindre les objectifs climatiques, nul ne doit pouvoir se substituer à sa propre part des efforts de sobriété.
Pour ces raisons, la compensation, si elle permet bien de retirer un peu de CO2 de l’atmosphère n’est pas la panacée présentée et ne peut pas être l’alpha et l’oméga d’une démarche environnementale.
Greenwashing
En effet, une communication environnementale basée exclusivement sur la neutralité carbone relève de la manipulation*. Elle n’accompagne aucune transformation et n’encourage pas à changer de paradigme de la surconsommation et du voyage. Bien au contraire, elle permet au consommateur de conserver les mêmes habitudes, voire de les aggraver, tout en s’offrant une bonne conscience pour quelques euros. C’est « l’effet rebond ». Il croit protéger l’environnement pour un surcoût minime à son billet d’avion, alors que la seule réponse convenable est de réduire le recours à l’aérien. Tous les mécanismes de compensation ne suffiraient pas à neutraliser l’ensemble des émissions humaines. Il serait notamment impossible de planter assez d’arbres, par conséquent les entreprises et les citoyens ne peuvent pas se contenter de ce mécanisme chic et pas cher. C’est un des principaux travers de la compensation par séquestration. Les très faibles coûts de la plantation d’une bouture dans un pays en développement permettent de compenser les émissions à bon compte, donc de s’affranchir des investissements de R&D qu’exige la transition écologique. Une société peut compenser ses émissions de CO2 évaluées au doigt mouillé pour seulement quelques milliers d’euros tout en s’arrogeant le même mérite que celle qui aura transformé son appareil productif en profondeur afin de produire plus propre. *Update 2022 : La loi climat & résilience encadre l’utilisation des allégations de neutralité : elles ne sont autorisées que si vous pouvez facilement obtenir le bilan carbone de tout le cycle de vie des produits, la trajectoire de réduction des émissions prévue et les modalités de compensation. Exigez-les !
Rester neutre
La consommation d’eau, l’épuisement des ressources, l’effondrement de la biodiversité ou les pollutions chimiques sont d’autres problèmes gravissimes liés à l’activité humaine, au même titre que les gaz à effet de serre. La compensation ne s’y intéresse à aucun moment. On le voit donc, ce mécanisme génère autant de raisons de faire grincer des dents que de s’en réjouir. Nous pouvons nous féliciter que les entreprises y recourent, mais ne devons pas nous en contenter. Pour ne pas se reposer que sur les autres, chacun peut aussi compenser à titre individuel son mode de vie, sans perdre de vue l’impératif de réduction. Certaines entreprises proposent directement à leurs clients de compenser leurs achats, les compagnies aériennes notamment. Ce fut aussi le cas du voyagiste Fun&Fly spécialisé dans la glisse. A contre-courant du sens de l’histoire, il s’est finalement résigné à abandonner cette option à 10 ou 20 balles : aucun client rider n’y a jamais souscrit ! Zéro !!