Les kites de traction pour cargos deviennent une réalité. Le concept développé maintenant depuis dix ans est en passe de devenir un produit industriel, porté par le besoin de transports plus propres et de maîtrise des coûts liés au pétrole. Les ailes devraient vite atteindre des surfaces de 1 000m2 ce qui pose une toute autre problématique que celles auxquelles nous sommes confrontés. Par Vincent Chanderot, 2020 Kiteboarder
On lit parfois dans certains médias, que des grands navires pollueraient comme 1 million de voitures. Ca peut être vrai… mais sur un unique paramètre. Le fioul lourd des cargos est le plus polluant des carburants qui soit, il contient des résidus métalliques et jusqu’à 3500 fois plus de soufre que le diesel. Sa combustion dégage de grandes quantités d’oxydes d’azote et d’oxydes de soufre, précurseurs des particules fines. La teneur en soufre de ce carburant, qui avoisinait les 3% a été abaissée à 0,5% depuis janvier 2020 et même à 0,1% dès 2015 pour les navires desservant la zone ECA (les côtes américaines et la mer du Nord). Sur le paramètre CO2, en revanche, le transport maritime est le plus sobre de tous par unité de masse : il peut générer seulement 10g de C02 par tonne de fret, quand les plus gros camions ne feront pas mieux que 90g. La consommation des porte-conteneurs n’en est pas moins colossale. Le nouveau CGA CGM Bougainvillier brûle 330 tonnes de GNL par jour, soit 229 kg par minute pour alimenter son moteur de 87 000 CV. Le transport maritime génère globalement 1 milliard de tonnes de CO2 par an. Des progrès importants sont en cours, mais le chemin reste pentu, avant de concrétiser les engagements de l’Organisation Maritime Internationale. Elle compte réduire l’intensité carbone des navires de 40% en 2030 et les émissions de l’ensemble du secteur de 50% en 2050, malgré un contexte de croissance forte du trafic.
Le temps des voiles
Le fret à voilea entamé son grand retour, mais ne concerne encore que quelques de niches. L’assistance des kites est en revanche une solution d’échelle industrielle envisagée par plusieurs armateurs importants. Les vents au large et en altitude sont réguliers, puissants et on connaît la performance des kites à toutes les allures : les constructeurs affirment qu’une aile de traction sur un cargo pourrait permettre une économie de 10 à 20% de carburant. Si la ressemblance avec notre sport peut sembler flagrante, elle n’en demeure pas moins éloignée tant les contraintes et les puissances en jeu sont incomparables. Les surfaces atteignent 250, 500 et une 1000m2 équipera un bateau cette année (une 1600m2 serait dans les cartons). Les charges alaires sont colossales, de l’ordre de 100kg/m2 quand un parapente avoisine les 3, un kite les 10, afin de développer jusque 100 tonnes de traction. Les difficultés s’accumulent pour construire une aile performante, polyvalente, manœuvrable et ergonomique dans ces dimensions. Comment imaginer des marins envoyer manuellement et en sécurité une aile géante dans la brise sur une mer formée ? Les solutions proposées par le premier acteur présent sur le marché, l’allemand Skysails et le prochain Airseas, sont relativement proches : une aile à caissons, maintenue en son bord d’attaque, est hissée sur un mât télescopique d’une trentaine de mètres afin d’y être déployée progressivement en relâchant des lignes de ris qui courent à travers les cloisons.
Les caissons s’imposent comme une évidence pour Airseas, dont le fameux fabricant de parapentes Nervures supervise le développement et le prototypage des ailes (avec le champion du monde de la discipline à la planche à dessins). Selon eux, les kites gonflables n’atteignent pas leurs performances et le dimensionnement des boudins pour rigidifier de telles surfaces est forcément pénalisant. Ce n’est semble-t-il pas l’avis du brillant navigateur Yves Parlier et son projet Beyond the Seas (BTS). Il développe (avec le soutien de son champion du monde de fils à foil Nicolas) des ailes dotées de boudins en bord d’attaque et d’un bridage réparti sur des micro-lattes, sans perte notable face aux caissons, dit-il.
Secret défense
Ce n’est pas faute d’avoir posé beaucoup de questions sur les ailes, mais les concepteurs ne communiquent pas sur leurs caractéristiques car ce business toujours en développement couve des enjeux industriels colossaux. Seul Skysails est aujourd’hui opérationnel et permet de voir ses ailes en action, quoique ce ne soit pas très fréquent et la firme allemande ne s’épanche pas non plus sur le nombre de ses clients. Son aile à caissons présente un profil plutôt compact à aspect ratio modéré. BTS s’oriente vers un fort allongement tandis que le dernier n’en dit rien. Nous ne saurons rien de la voûte, de l’avancée en bord de fenêtre ou de la capacité des ailes à drifter ou tourner rapidement, mais les compromis qui doivent être faits pour s’adapter à toutes les routes maritimes nous mettent sur la voie. Les navires naviguant au moteur entre 15 et 25 nœuds, le vent apparent sera souvent dans l’axe ou du moins au près. C’est aussi le cas sur les allures très abattues par vent inférieur à la vitesse du bateau : le vent arrière exploitable n’est pas si fréquent. On nous affirme chez Beyond the Seas, que la diminution du vent apparent au portant est très largement compensée par les 8 pilotés automatiquement. Le spectacle de leur aile en projet de 1600m2, chargée à bloc évoluant dans le ciel à 100 kts promet dans ce cas d’être époustouflant. Airseas concède quant à lui que le vent impose des études de performance au cas par cas : « il limite les candidats à l’installation de notre aile, [excluant] les navires à vitesse trop élevée comparée au vent vrai et les navires rapides sur des routes abattues ». Ça tombe bien, avec la tendance au slow steaming depuis 2008, pour économiser du fioul, les équipages se tirent un peu moins la bourre pour arriver les premiers au port ou au canal de Suez.
Y a-t-il un kiteur à bord ?
Inutile de postuler, l’envoi et le pilotage des kites est totalement automatisé pour être accessible à tous les équipages. Il suffit de s’assurer que l’état de mer et le vent soient bons (vent apparent de 10 à 25 kts, creux ≤5m) puis d’appuyer sur un bouton pour que la machine prenne les choses en mains. Beyond the Seas s’est associé à l’école d’ingénieurs bretons ENSTA pour développer un programme de simulation de l’excitation du kite par les mouvements du navire afin de parfaire sa conduite. Le pilotage automatique des voiliers est plus performant que celui de beaucoup d’humains… ça devrait pouvoir bien se passer aussi en kite ! Airseas profite des compétences en automatisation et modélisation de l’environnement Airbus à Toulouse, dont elle est issue. Son boîtier suspendu à une ligne de traction en dyneema de 500m de long et épaisse comme une cuisse s’occupe de piloter l’aile, en bonne intelligence avec un logiciel de navigation développé par Maxsea, déjà une référence dans la marine, qui s’occupera de déterminer la route proposant le meilleur compromis cap/utilisation du kite. Ce système doté d’une aile de 500m2 devrait équiper cette année un roulier de 150m transportant les ailes d’Airbus A320, puis le premier vraquier de 230m de l’armateur K line pourrait recevoir sa 1000 vers 2021 si tout va bien…